George
Richardson, le nouveau médecin, s’était installé au centre médical de Dakota Ridge, tout proche de l’hôpital de Boulder, de son matériel médical, de sa pharmacie, de ses salles d’opération. Le 28 août, il était déjà au travail, assisté de Laurie Constable et de Dick Ellis. Dick avait demandé qu’on l’autorise à quitter le monde de la médecine. Permission refusée.
– Vous faites un excellent travail, lui avait dit Richardson. Vous avez beaucoup appris et vous allez encore apprendre. Il y a trop de travail pour moi tout seul. Nous allons être complètement débordés si nous n’avons pas un autre médecin dans un mois ou deux.
Alors, toutes mes félicitations, Dick, vous êtes le premier assistant médical de la Zone. Embrasse-le, Laurie.
Laurie s’était exécutée.
Vers onze heures du matin, Fran entra dans la salle d’attente et regarda autour d’elle, curieuse et un peu nerveuse. Laurie, assise derrière son bureau lisait un vieux numéro de Maisons et Châteaux.
– Bonjour, Fran, dit-elle en sursautant. Je savais que tu viendrais tôt ou tard. George est occupé avec Candy Jones en ce moment, mais il va te recevoir tout de suite. Comment ça va ?
– Plutôt bien, merci. Je crois…
La porte d’une des salles d’examen s’ouvrit et Candy Jones sortit derrière un homme de haute taille, les épaules voûtées, vêtu d’un pantalon en velours côtelé et d’un polo décoré d’un petit crocodile. Candy regardait d’un air soupçonneux le flacon rempli d’un liquide rose qu’elle tenait à la main.
– Vous êtes sûr que c’est bien ça ? demanda-t-elle à Richardson. C’est la première fois. Je croyais être immunisée.
– Eh bien vous ne l’êtes pas et vous l’avez attrapé répondit George avec un grand sourire. N’oubliez pas les bains d’amidon et évitez de marcher dans l’herbe haute.
Elle sourit d’un air un peu piteux.
– Jack l’a attrapé lui aussi.
Est-ce qu’il doit venir vous voir ?
– Non, mais rien ne vous empêche de prendre vos bains d’amidon en famille.
Candy hocha la tête d’un air lugubre. C’est alors qu’elle vit Fran.
– Salut, Frannie ! Comment ça va ?
– Pas mal. Et toi ?
– Très, très mal, répondit Candy en lui montrant le flacon pour que Fran puisse lire l’étiquette : CALADRYL.
J’ai touché du sumac vénéneux. Et tu ne vas sûrement pas deviner où ça me pique, ajouta-t-elle avec un grand sourire cette fois. Mais tu vas sûrement deviner où ça pique Jack.
Elles se regardèrent en riant.
– Mademoiselle Goldsmith ?
dit George. Membre du comité de la Zone libre. Très honoré.
Elle tendit la main.
– Appelez-moi Fran s’il vous plaît. Ou Frannie.
– D’accord, Frannie. Alors, quel est le problème ?
– Je suis enceinte. Et j’ai drôlement peur.
Puis elle éclata en sanglots sans autre préambule.
George la prit par les épaules.
– Laurie, je vais avoir besoin de toi dans cinq minutes.
– Entendu, docteur.
Il conduisit Frannie dans la salle d’examen et la fit asseoir sur une table recouverte de similicuir noir.
– Alors, pourquoi ces larmes ?
À cause des jumeaux de madame Wentworth ?
Frannie fit signe que oui.
– Un accouchement difficile, Fran. La mère fumait beaucoup. Les bébés étaient très petits, même pour des jumeaux. Ils sont arrivés en début de soirée, très vite. Je n’ai pas pu faire d’autopsie.
Plusieurs femmes de notre groupe s’occupent de Regina Wentworth. Je crois – j’espère – qu’elle va réussir à sortir de cet état de fugue mentale où elle se trouve maintenant. Mais pour le moment, tout ce que je peux dire, c’est que ces bébés avaient deux handicaps dès le départ. Ils ont pu mourir de n’importe quoi.
– Y compris de la grippe.
– Oui, c’est exact.
– Alors, il faut simplement attendre.
– Pas du tout. Je vais vous faire un examen complet. Je vais vous suivre, comme toutes les autres femmes qui pourraient être enceintes maintenant ou qui le seront plus tard. General Electric avait un slogan : Notre Principal Produit est le Progrès. Dans la Zone, les bébés sont notre principal produit et nous allons les traiter comme il faut.
– Mais nous ne savons pas vraiment ce qui s’est passé.
– Non, c’est vrai. Mais il ne faut pas vous décourager, Fran.
– Oui, vous avez raison. Je vais essayer.
On frappa à la porte et Laurie entra. Elle remit à George un formulaire et le médecin commença à questionner Fran sur ses antécédents médicaux.
L’examen
terminé, George sortit dans la pièce attenante. Laurie resta avec Fran pendant qu’elle se rhabillait.
Fran boutonnait son chemisier quand Laurie lui dit d’une voix tranquille : – Je t’envie, tu sais. Malgré ce doute. Dick et moi, nous avons tout fait pour avoir un bébé. C’est drôle. Autrefois, je portais un de ces macarons POPULATION ZÉRO au travail. Croissance zéro, naturellement. Mais quand je pense à ce macaron aujourd’hui, ça me fait froid dans le dos. Frannie, ton bébé va être le premier. Et je sais que tout se passera bien. Il faut.
Fran se contenta de sourire. Inutile de rappeler à Laurie que son bébé n’allait pas être le premier.
Les jumeaux de madame Wentworth avaient été les premiers.
Et ils étaient morts.
– Parfait,
dit George une demi-heure plus tard. Tout se présente très bien.
Fran prit un Kleenex et le serra très fort dans sa main.
– Je l’ai senti bouger… mais il y a déjà quelque temps. Depuis, rien du tout. J’avais peur…
– Il est vivant mais je doute vraiment que vous l’ayez senti bouger, vous savez. C’était sans doute des gaz.
– C’était le bébé, j’en suis sûre.
– De toute façon, il va beaucoup remuer dans quelque temps, croyez-moi. Vous devriez être maman entre le premier janvier et le quinze. Qu’est-ce que vous en pensez ?
– Parfait.
– Vous mangez bien ?
– Oui, je crois – j’essaye en tout cas.
– Bien. Pas de nausées ?
– Un peu au début, mais plus maintenant.
– Magnifique. Vous prenez beaucoup d’exercice ?
En un éclair, elle se vit en train de creuser la tombe de son père. Elle cligna les yeux pour chasser cette vision. C’était dans une autre vie.
– Oui, beaucoup.
– Vous avez pris du poids ?
– Deux kilos.
– Pas de problème. Vous pourrez encore prendre au moins cinq kilos ; je me sens généreux aujourd’hui.
– Vous êtes le médecin, fit-elle en souriant.
– Oui, et j’étais
obstétricien, si bien que vous ne pouviez pas tomber mieux. Maintenant, pour la bicyclette, la moto et le vélomoteur, interdiction formelle, disons après le quinze novembre. De toute façon il fera trop froid. Est-ce que vous fumez ?
– Non.
– Est-ce que vous buvez ?
– Pas vraiment.
– Si vous voulez prendre un petit verre avant de vous coucher de temps en temps, aucune objection. Je vais vous donner des vitamines ; vous les dénicherez dans n’importe quelle pharmacie…
Frannie éclata de rire. George sourit, un peu désarçonné.
– J’ai dit quelque chose de drôle ?
– Non. J’ai simplement trouvé ça drôle dans les circonstances.
– Oh oui ! Je vois. Bon, en tout cas, on ne se plaindra plus du prix des médicaments, n’est-ce pas ?
Dernière chose, Fran. Avez-vous jamais eu un stérilet ?
– Non, pourquoi ? demanda Fran qui se souvint alors de son rêve : l’homme noir avec son cintre en fil de fer, et elle frissonna.
– Non, répéta-t-elle.
– Très bien, c’est tout, dit le médecin en se levant. Je ne vais pas vous dire de ne pas vous inquiéter…
– Non, c’est inutile.
Le sourire avait disparu de ses yeux.
– Mais je vais vous demander quand même de ne pas trop vous faire de souci. L’anxiété chez une femme enceinte peut provoquer des désordres glandulaires. Et ce n’est pas bon pour le bébé. Je n’aime pas donner des tranquillisants aux femmes enceintes, mais si vous croyez…
– Non, ce ne sera pas
nécessaire.
Mais, lorsqu’elle sortit sous le chaud soleil de midi elle savait que la seconde moitié de sa grossesse allait être hantée par les jumeaux disparus de madame Wentworth.
Le 29 août, trois
groupes arrivèrent, l’un de vingt-deux personnes, l’autre de seize, le dernier de vingt-cinq. Sandy DuChien alla voir les sept membres du comité pour leur dire que la Zone libre comptait désormais plus de mille habitants.
Boulder n’était plus tout à fait une ville fantôme.
Dans la soirée
du 30, Nadine Cross était debout dans le sous-sol de la maison de Harold. Elle regardait le jeune homme et se sentait mal à l’aise.
Quand Harold n’était pas occupé à ses jeux sexuels biscornus, il semblait se réfugier dans un lieu secret et inaccessible. Et, lorsqu’il était dans ce lieu, il donnait l’impression d’être glacial ; plus encore, il semblait la mépriser et même se mépriser lui-même. La seule chose qui ne changeait pas, c’était sa haine de Stuart Redman et des autres membres du comité.
Harold était penché au-dessus du baby-foot, un livre ouvert à côté de lui. De temps en temps, il regardait un schéma, puis se remettait au travail. La trousse d’outils de sa belle Triumph était ouverte sur sa droite. Le baby-foot était semé de petits bouts de fils de cuivre.
– Tu sais, dit-il d’une voix absente, tu devrais aller te promener.
– Pourquoi ?
Elle se sentit un peu blessée. Le visage de Harold était tendu, crispé. Nadine comprenait maintenant pourquoi Harold souriait autant : quand il ne souriait pas, il avait l’air d’un fou.
Et elle n’était pas loin de penser qu’il était effectivement fou, ou presque.
– Parce que je ne sais pas si cette dynamite est vieille ou pas.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– La vieille dynamite sue, ma chère petite.
Il leva les yeux vers elle et elle vit que son visage ruisselait de sueur.
– Et ce qu’elle sue est de la nitroglycérine pure l’une des substances les plus instables qui existent. Alors, si cette dynamite n’est pas de la dernière jeunesse, il est tout à fait possible que cette petite expérience de chimiste amateur nous expédie jusqu’en haut du mont Flagstaff, et même plus loin encore, jusqu’au pays d’Oz.
– Bon, mais ce n’est pas la peine de faire la gueule pour autant.
– Nadine ? Mi amor ?
– Quoi ?
Harold la regarda calmement, sans sourire.
– Ferme ta sale gueule.
Ce qu’elle fit. Mais elle ne sortit pas se promener même si elle n’eût pas demandé mieux. Si Flag voulait vraiment cela (et la planchette lui avait dit que Flagg avait chargé Harold de s’occuper du comité), la dynamite ne serait pas trop vieille. Et même si elle était vieille, elle n’exploserait qu’au moment voulu. Mais était-ce bien sûr ? À
quel point Flagg était-il maître des événements ?
Suffisamment, se dit-elle, suffisamment. Mais elle n’en était pas sûre et se sentait de plus en plus mal à l’aise. Elle était revenue chez elle, mais Joe était parti – parti pour de bon cette fois. Elle était allée voir Lucy qui l’avait reçue avec froideur. Mais elle était restée suffisamment longtemps pour apprendre que, depuis qu’elle s’était installée chez Harold, Joe (Lucy l’appelait naturellement Leo) avait « pas mal régressé ». Manifestement, Lucy l’en rendait responsable… Si une avalanche déboulait un jour du mont Flagstaff ou si un tremblement de terre ouvrait en deux la rue Pearl, Lucy l’en rendrait probablement responsable aussi.
Il est vrai que bientôt ils ne manqueraient pas de choses à leur mettre sur le dos, à elle et à Harold. Pourtant, elle était bien déçue de ne pas avoir revu Joe une dernière fois… de ne pas l’avoir embrassé pour lui dire au revoir. Harold et elle n’allaient plus traîner très longtemps dans la Zone libre de Boulder.
Tant pis, il vaut mieux couper les ponts une fois pour toutes avec lui, maintenant que tu t’es embarquée dans cette horreur. Tu ne lui ferais que du mal… et tu te ferais sans doute du mal à toi aussi, parce que Joe… voit les choses, sait les choses. Laisse-le ne plus être Joe, laisse-toi ne plus être maman Nadine. Laisse-le redevenir Leo, pour toujours.
Mais il y avait là un paradoxe inéluctable. Elle était convaincue qu’aucun des habitants de la Zone n’avait plus d’un an à vivre, y compris le jeune garçon. Ce n’était pas sa volonté qu’il vive…
… alors, dis la vérité, Harold n’est pas son seul instrument. Toi aussi. Toi qui as dit un jour que le seul péché impardonnable dans le monde de l’après-grippe était de sacrifier une seule vie humaine…
Tout à coup, elle aurait voulu que la dynamite soit vieille, qu’elle saute, qu’elle les mette en pièces tous les deux. Le coup de grâce. Puis elle pensa à ce qui allait arriver après, lorsqu’ils auraient traversé les montagnes, et elle sentit cette ancienne chaleur lui réchauffer le ventre.
– Voilà, murmura Harold.
Il avait déposé son appareil dans une boîte à chaussures Hush Puppies.
– C’est fait ?
– Oui, c’est fait.
– Ça va marcher ?
– Tu veux essayer ?
Sa voix était amère et sarcastique, mais elle s’en moquait bien. Les yeux du jeune homme caressaient goulûment son corps avec cette anxiété avide de petit garçon qu’elle avait appris à connaître. Il était revenu de ce lieu lointain – le lieu où il avait écrit ce qu’elle avait lu dans son registre, avant de le remettre en place sous la pierre du foyer. Elle savait comment le prendre. Il pouvait bien parler.
– Est-ce que tu voudrais d’abord me regarder m’amuser toute seule ? Comme hier soir ?
– D’accord. Bonne idée.
– Alors, on va faire un tour dans la chambre, répondit-elle en battant des paupières. Je monte la première.
– Comme tu veux, répondit-il d’une voix rauque.
De petites gouttes de sueur perlaient sur le front de Harold, mais ce n’était pas la peur qui les avait mises là cette fois-ci.
Elle monta donc la première et elle le sentit regarder sous sa jupe courte de petite fille. Elle n’avait pas de culotte.
La porte se referma. La chose que bricolait Harold tout à l’heure était là dans la pénombre, dans cette boîte à chaussures ouverte : un walkie-talkie Radio Shack dont l’arrière était démonté. Des fils le reliaient à huit bâtons de dynamite. Le livre était encore ouvert. Harold l’avait emprunté à la bibliothèque municipale de Boulder. Le titre : Les soixante-cinq meilleurs montages de l’Exposition nationale des sciences. Le diagramme illustrait une sonnette branchée à un walkie-talkie identique à celui qui se trouvait dans la boîte à chaussures. Et, sous le diagramme, une légende : Troisième prix, Exposition nationale des sciences de 1977, Montage de Brian Ball, Rutland, Vermont. Un mot… et la sonnette retentit à vingt kilomètres !
Quelques heures plus tard, Harold descendit au sous-sol, ferma la boîte à chaussures et remonta l’escalier en la portant avec précaution. Puis il la posa sur l’étagère supérieure d’un placard de la cuisine. Ralph Brentner lui avait dit dans l’après-midi que le comité de la Zone libre avait invité Chad Norris à prendre la parole à sa prochaine réunion. Quel jour ? avait demandé Harold d’un air détaché. Le 2 décembre, avait répondu Ralph.
Le 2 décembre.